Chapitre 9

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Nakirée se redressa en poussant un rugissement étranglé par l'horreur. Dans une panique absolue, el agrippa sa gorge, puis el inspira dans un grognement rauque. Les yeux qui parsemaient tout son corps s'ouvrirent grand. Ses mains et ses jambes percutèrent la paroi du lit-œuf.

— Mon amour ! Tu es réveillé ! chantonna Miel.

Nakirée surgit hors du lit, bouscula l'ange et tomba à quatre pattes. Un craquement résonna, suivit d'un autre. Le corps du chérubin se tordit. Ses os se brisèrent et se recomposèrent. Ses jambes grandirent pour devenir des pattes couvertes d'une épaisse fourrure faite de fines plumes brunes. Ses mains et ses pieds se déchirèrent. En sortirent des serres noires, brûlantes et fumantes. Nakirée se pencha en avant alors que son visage se transformait en celui d'une bête. Miel hurla. Nakirée braqua tous ses yeux sur el et l'attrapa, le tirant violemment par le bras. 

— STOP ! STOP ! supplia l'ange.

Mais Miel ne put lutter. L'énorme chérubin, à présent dans sa forme apocalyptique, le traîna derrière el comme une poupée de chiffon. Le halo de flammes bleues de Nakirée s'embrasa comme jamais, engloutissant son corps animal et la petite silhouette. Sa rage fit bouillir l'air autour d'el. Le chérubin transformé déploya ses ailes et dans un nouveau rugissement, descendit dans le puits du Sanctuaire. Personne ne vint l'arrêter, personne ne barra sa route. Tous les élohim qu'els croisèrent s'enfuirent ou restèrent paralysés, incapables de comprendre comment un éloha pouvait en malmener un autre. Miel se débattit, mais se retint d'hurler. D'une voix rauque et étranglée, el ordonna aux anges qu'el vit de partir. 

Dans une tornade de rage, Nakirée débarqua dans le Hall des Rêves. El Miel au pied du trône. L'ange percuta violemment ses marches de métal. 

— RHÉA ! rugit Nakirée, son corps de bête grandissant encore. 

À travers la rage, quelques pensées revinrent à Nakirée. Rhéa, ses élohim, ses créatures, tous engloutis par les hordes de démons. Le chérubin sentit ses cœurs battre à tout rompre, prêts à sortir de sa gueule béante au prochain rugissement. Un besoin de violence pure s'empara d'el, mais son corps la contint, comme un tsunami percutant une digue. Nakirée s'agita, rugit encore. Miel, au sol, rampa en essayant en vain de se relever. El gémit en tâtant son flan meurtrit. Une de ses ailes pendouillait, brisée. 

— Tu es… fou, siffla l'ange.

— RHÉA ! RHÉA ! 

C'est alors qu'une voix grave, mais calme, résonna. 

— Nakirée.

Le chérubin quitta enfin Miel du regard et observa les alentours. La salle du trône était vide. Pomiel et ses command'ailes n'étaient pas là. Sauf Burrhus. 

Le séraphin, haut de quatre mètres, était là, debout et droit, à la droite du trône. Ses trois paires d'ailes noires, couvertes d'yeux dorés, restèrent pliées derrière son dos. Sous son halo de flammes orangées, son visage resta serein, arborant même un léger sourire. Burrhus ne tenta pas d'intimider Nakirée pour le calmer. El descendit quelques marches et sans efforts, aida Miel à se relever. 

— Que se passe-t-il, demanda l'évêque. 

— Nakirée vient de sortir d'un coma éthylique, accusa Miel. El a traîné avec les lâches et les peureux hier soir, et je l'ai retrouvé inconscient. 

— Où sont-els tous ? grogna Nakirée, les yeux écarquillés. Où sont Pomiel et les command'ailes ?

— Els ont fui, dit Miel.

L'ange assassina la bête du regard. 

— Rhéa est tombée, engloutie ! rugit Nakirée.

— Nous le savons, dit alors Burrhus. C'est pourquoi les autres command'ailes ont quitté le système. 

— Que faites-vous encore ICI ? Pourquoi y'a-t-il encore des anges dans le Sanctuaire ?!

Miel lissa sa robe de chambre par les paumes de ses mains. Burrhus le regarda, lui intimant de prendre la parole. 

— Sicad est hors de danger. 

— C'EST UNE BLAGUE ? 

— La horde a été rattrapée par la flotte d'Éden et els l'ont détourné…

Soudain, Nakirée se jeta sur Miel. Mais Burrhus intervint. El lui barra la route et poussa le chérubin en arrière. Avant que la bête ne se relève, el annonça :

— Les étoiles sont revenues.

Derrière le trône de Pomiel, une immense baie vitrée donnait une vue imprenable sur la vallée entre les monts. Le soir tombait. Nakirée avait été inconscient toute la journée. Autour des soleils couchants, les étoiles du crépuscules étaient bien là. Au zénith, les constellations du firmament de Sicad se révélèrent bel et bien, intactes. Nakirée souffla. Son râle résonna dans sa poitrine et sa gueule. 

— Le "roi" de Sicad et ses lâches servants sont partis avant même que la fête du nouveau millénaire ne se termine, déclara Miel. Els n'ont pas écouté Burrhus et ses ophanim, sûrement car els viennent d'ailleurs. Peu importe. La clairvoyance de l'évêque était parfaite. Sicad et sauve et mes anges, mon peuple, garde de nouveau les créatures d'EL. 

Nakirée poussa encore un râle grave et baissa ses regards vers les dalles d'or qui ornaient le sol. Miel se retourna et grimpa les marches du trône. El y prit place avec aise et grâce. 

— Pomiel a démontré sa lâcheté et son incompétence, récita l'ange. El a détourné des milliers d'élohim vers l'erreur et ne devra plus jamais revenir ici. Je guiderai les élohim de Sicad à présent, vers le Grand Dessein. EL soit loué. 

Burrhus sourit et se replaça à la droite du trône. À quoi joue-t-el ? se demanda Nakirée. Un silence s'installa durant quelques minutes. Nakirée resta paralysé. Son corps commença à dégonfler, reprenant sa forme normale. Miel et Burrhus restèrent de marbre, toisant le chérubin de leurs regards sévères.

— Où est mon fils ? finit par demander ce dernier, à bout de souffle.

Miel déglutit. El battit des paupières avant d'annoncer :

— Au gynécée, auprès de sa mère-azoha. 

— Pomiel n'a pas emporté le harem avec el ? 

— Non.  

Nakirée ferma les yeux, secoua la tête. En un geste inattendu, el se détourna de Miel et du trône pour se diriger vers la sortie. El marcha sans se presser, ses pieds nus glissant un peu contre le sol métallique. Sur le trône, Miel relaxa ses épaules et leva fièrement la tête.



Nakirée débarqua dans la tour des télécommunications encore à moitié dans sa forme apocalyptique. Son corps n’avait pas retrouvé sa taille normale et el arborait sur son front deux cornes animales. Les chérubins qui travaillaient là le regardèrent avec un mélange d’inquiétude et d’admiration. Mais deux séraphins de l’Ecclésia, sous les ordres de Burrhus, lui barrèrent la route. 

— Vous n’avez pas les autorisations pour entrer.

— Je les ai, affirma Nakirée d’une voix grondante. Depuis le début de ce black-out, je les ai. 

— Que voulez-vous ?

— Communiquer. Avec le reste de la Création. Ça devrait être possible non ? Maintenant que les étoiles sont de retour.

Les chérubins télécoms qui circulaient aux alentours s’étaient stoppés pour écouter la conversation. Très vite, leurs chuchotements trahirent la réalité de la situation. 

— Où est le command’aile Luisiel ? demanda Nakirée. Je suis sûr que si nous parvenions à le contacter, el me donnerait accès à son domaine. 

Les chérubins réclamèrent alors la même chose. Luisiel avait disparu depuis plusieurs heures. Très inhabituel. Nakirée profita de la clameur pour forcer le passage. El monta dans la salle stratégique et se rendit à la table centrale. Sur la sphère holographique, les étoiles et les astres apparaissaient bien. Rhéa cependant, n’émettait plus aucun signal. La planète gazeuse était bel et bien tombée dans les ténèbres, dont il ne restait pourtant aucune trace. 

— C’est anormal, s’accordèrent les chérubins télécoms.

— Vous arrivez à communiquer avec le reste de la Création ? demanda Nakirée.

— Non. Mais les ophanim de Burrhus nous transmettent ces images du cosmos alentour. Pas de démons en vue. Il parait que la flotte d’Éden les a chassés…

— Interracs, demanda un autre chérubin. Aide-nous. Quelque chose ne tourne pas rond. Luisiel et Pomiel sont introuvables. 

— Il faut que je contacte le siège de ma chorale, dit alors Nakirée. 

Le chérubin aurait mieux fait de tenir sa langue. El le comprit en observant une nuée de séraphins investir la salle stratégique. Nakirée les observa, les commissures de ses lèvres tirées par le dégoût. 

— J’aimerais vous aider camarades, ironisa Nakirée, mais il semble qu’on ne veuilles pas que j’analyse ces systèmes. Je vais donc devoir vous laisser. 

Une clameur indignée s’éleva dans la salle stratégique. Nakirée s’éclipsa et se rendit à tire-d’aile dans les appartements de Miel, qui au fil de leur histoire d’amour, étaient devenus les siens. El le trouva vide. L’ange était surement bien occupé. Tant mieux. Nakirée traversa le salon, les cœurs battants mais l’esprit concentré. El monta dans la chambre qu’el partageait avec Miel, leur nid d’amour où jamais le moindre nuage sombre n’avait jusqu’ici plané. En observant l’endroit, Nakirée réalisa l’étrangeté de la situation. Tout avait changé en quelques jours, voire quelques heures. El avait toujours eut une grande confiance en Miel. L’ange l’avait trahi, et pourquoi ? Un trône qu’el ne garderait pas. A quoi ce stupide ange s’attendait-el ? Il était évident que le Grand Architecte ne lui confierai pas Sicad, même après la “fuite” de l’archange. Il était évident aussi que Burrhus avait ses motivations propres et qu’el avait utilisé Miel pour parvenir à ses fins. Et maintenant, Nakirée se doutait de quelles fins. 

C’est un azélite, comprit Nakirée. Ça ne peut être que ça… Que vient-el chercher ici ? 

Nakirée se remémora alors le jour où Euthanatos l’avait envoyé à Sicad. Euthanatos se tenait là, au beau milieu de son observatoire. Souverain des Interracs, fils du Psychopompe. Ses quatre visages tournaient autour de son halo enflammé. Les milliers d'yeux qui parsemaient son corps s’étaient tournés soudainement vers Nakirée, le scrutant jusqu'au plus profond de son être.

— Les graines de l'hérésie sont semées.

La voix d'Euthanatos, émanée dans le réseau EL, avait fait vibrer l'espace-temps. Nakirée s’était retenu d’hurler de terreur, sa misérable enveloppe charnelle au bord de la brisure. 

— Une petite planète perdue dans l'immensité de Malkouth ? avait tout de même répété le chérubin après son maître. Une graine serait semée là-bas ? Pourquoi ne pas l'éradiquer ?

— Elle est de catégorie Kéther, avait dit Euthanatos. Un surgissement de l'Ayin dans la Création. Un défaut impossible à déraciner. 

— De quoi s’agit-il exactement ? avait demandé Nakirée. Un vestige azohien ? Un portail vers…

— Il s’agit de la tombe de Kokab. 

Nakirée s’était pincé les lèvres. 

— Parle, Interracs, l’avait encouragé Euthanatos. Fait part de tes doutes. 

— Des séraphins ne seraient els pas plus à même de gérer la chose ? avait demandé Nakirée.

Euthanatos n’avait dit rien. Nakirée, el, avait entraperçu une vérité dérangeante. Mais le souverain des Interracs avait refusé de lui partager. 

— Tu l'étudieras à l'abri des regards. Tu la garderas car c'est là ta première mission de chérubin. Comme les anges gardent leurs créatures, tu garderas le domaine de cette graine d'hérésie. 

— Qu'EL nous préserve de sa pousse, soupira Nakirée. 

Mon seigneur m’avait averti. Mais je n’ai rien vu venir. Nakirée, en tant qu’Interracs, avait pour mission première de partager les savoirs technologiques de l’Institut avec tous les élohim, pour les aider dans l’accomplissement du Grand Dessein. Les Interracs étaient nés il y a très longtemps, durant le Haut-Tikkun, lorsqu’un individu mystérieux nommé Interrac avait volé les savoirs de chorales chérubiuniques rivales pour les rendre publiques. Mais après la Seconde Brisure, la mission des Interracs avait changé.

Sous le règne d’Euthanatos, sous l’ordre du Grand Architecte, la nouvelle, véritable mission des Interracs, était maintenant de cacher les traces de la guerre civile qui avait déchiré les élohim il y a huit millénaires, à défaut de pouvoir les détruire. Dissimuler, mentir, garder le secret, tout le contraire de la mission originale des Interracs. Mais ce sale boulot était nécessaire, pour garder la paix, pour poursuivre le Grand Dessein et un jour, voir enfin EL ressuscité. Nakirée n’avait jamais ressenti de scrupules quant à cette double mission. C’est pour cela qu’Euthanatos l’avait choisi. 

Mais le chérubin s’était pris au jeu de sa couverture. El avait adoré partager ses savoirs technologiques avec les gardiens de Sicad, qui avaient accumulé tant de retard depuis la fin de la guerre, à cause de leur longue isolation. Pomiel n’avait pas aidé. Alors quand Nakirée était arrivé, el avait identifié tant de progrès à faire. Collaborer avec les command’ailes locaux n’avait pas été facile. Nombre d’entre els étaient des vétérans. Els savaient quelle était la véritable mission de Nakirée. Mais Miel, qui avait été pourtant azélite, avait accueilli Nakirée à bras ouverts. Et comme le plus idiot des idiots, l’Interracs ne s’était pas particulièrement méfié. L’ange l’avait complètement charmé. 

Je suis tellement stupide, réalisa Nakirée. El n’avait pas envisagé que des décennies durant, l’ange avait pu faire mine de l’aimer pour le manipuler. Jouer un tel rôle, pendant aussi longtemps… Comment était-ce possible ? Pourtant, Nakirée avait joué un rôle el aussi… 

Un jeu de dupes…

Peu importait, Nakirée n’ouvrirait pas la tombe de la Reine. Sous aucun prétexte. Sous aucun prétexte…

— Cette mission ne doit pas échouer, Nakirée, avait ajouté Euthanatos. 

— Je serai seul… seul contre de potentiels azélites ?

— Tu es un porteur de secrets, pour la paix, pas un guerrier. Si notre main tendue n’est pas acceptée, c’est le souffle de Nukvah qui balayera l’hérésie. 

Ma mission ici est terminée, réalisa Nakirée.

Le chérubin saisit quelques-unes de ses affaires cruciales qui étaient stockées là, dans la chambre (ce qui était bien imprudent, réalisa-t-el) et les fourra dans un sac. Puis el déguerpit, en direction du gynécée.



Nakirée entra dans l'antichambre du gynécée à pied, ou plutôt sur ses serres de bête aviaire. Son corps encore hybride, el claudiqua jusqu'à l'entrée du harem, une grande porte de nacre rosée. Sur sa surface, des dizaines d'yeux dorés, ceux d'un séraphin, s'ouvrirent pour scruter Nakirée. 

— Que faites-vous ici ? demanda une voix, celle du séraphin-gardien qui se cachait derrière cette porte. 

— Je veux voir mon fils, Hémoée.

— Vous n'avez pas l'air d'être dans un état convenable pour une rencontre parentale. 

Nakirée s'approcha de la porte et donna un coup de poing dans un des yeux qui l'ornait. Le gardien déroba son globe oculaire juste à temps.

— Qu'avez-vous donc chérubin ?!

— Faites sortir mon fils ! C'est un ordre ! Je suis son père, c'est moi qui décide ! Dois-je aller chercher Miel ?

— Faire venir l'archange ne sera pas nécessaire.

— L'archange ? Non. Je parle de Miel. L'ange Miel. 

Nakirée entendit un soupir étouffé derrière la porte.

— Veuillez patienter. 

Seul dans la grande antichambre, Nakirée se mit à tourner en rond. Le silence ajouta à son trouble. Il était rare que l'endroit soit aussi vide. D'habitude, les élohim allaient et venaient par ici pour rendre visite à leurs enfants et à leurs épouses-azohim. Des tourbillons de gamins, bébé à adolescents, circulaient dans le chaos. Els s'écriaient pour rire ou pour chialer et les réprimandes des adultes ne parvenaient jamais à les calmer. Tout ce bruit avait bien agacé Nakirée à chaque fois qu'el était venu ici. Mais à présent, le silence lui paraissait bien pire. 

— Nakirée, appela la voix du gardien-séraphin. Entrez.

La porte s'ouvrit. Nakirée pénétra dans le gynécée. El fut accueilli par le gardien, ou plutôt un gardien, car Nakirée ne le reconnut pas de ses précédentes visites. Tout vêtus de blancs, ce séraphin et les deux autres qui l'assistaient, avaient une peau sombre, saturée de lumière et des iris d'or liquide, comme Burrhus. Els venaient de Kether et étaient de toute évidence issus du troupeau de l'évêque. Méfiant, Nakirée ne dit rien et les suivit en direction du harem. L'endroit occupait une tour entière du Sanctuaire. C'est tout ce que Nakirée pouvait dire, car un élohim adulte comme el, sans mère ni épouse-azoha ici, ne pouvait visiter l'endroit. Aller au-delà du hall d'accueil était déjà exceptionnel pour un étranger comme el. Ainsi, Nakirée découvrit des salons ornés de nacre, de granite gris, d'émeraude et de citrine. Quelques azohim, drapées dans leurs robes, s'y échangèrent des murmures en voyant l'étranger dans leur domaine. Nakirée passa ses regards encore fiévreux de rage sur elles et sur leur beauté légendaire. El lut la peur dans leurs yeux. Tout autour, une agitation étrange frémissait. Des élohim courraient, des azohim aussi. Les adultes criaient des ordres sur des petites troupes d'enfants. Était-ce normal ? 

En le voyant regarder les alentours, les séraphins-gardiens qui escortaient Nakirée se rapprochèrent subitement d'el et dressèrent autour de lui trois longs rideaux. Ainsi, Nakirée ne vit plus rien du gynécée. 

Après quelques minutes de marche, les séraphins laissèrent Nakirée entrer seul dans une chambre médicalisée. Un large lit-œuf y était installé. Hémoée était allongé à l'intérieur. 

— Bonjour Nakirée.

Alors que le chérubin se précipitait auprès de son fils, el s'aperçut de la présence de quelqu'un d'autre. Couverte de la tête au pied par un voile intégral, l'azoha Émersande, une des épouses de Miel et mère d'Hémoée, était déjà au chevet de son fils. 

— Tu as du culot de venir ici, dit-elle. 

Un frisson glaçant parcouru l'échine de Nakirée. L'estomac tordu par le dégout, el ne voulu pas observer cette azoha qu'el avait pourtant connu intimement, lorsqu'els avaient conçu Hémoée avec la bénédiction de Miel. Nakirée se souvint du trac, de la gène qui s'était emparé d'el alors, des sensations trop fortes, incontrôlables. Par la suite, Émersande avait toujours été une amie douce, une mère dévouée, une épouse soumise à Miel. Mais Nakirée, fort de sa clairvoyance, avait perçu ses appréhensions cachées de l'azoha, qui voulait protéger des intrigues de cour. 

— Voudrais-tu que je délaisse mon fils ? rétorqua Nakirée à Émersande, qui n'était apparemment pas contente de le voir ici.

— Tu l'as emmené dans tes frasques ! Les séraphins m'ont raconté !

— Raconté quoi ? grogna Nakirée.

— Sa bêtise avec la valve ! Son vol dangereux jusqu'au cosmos ! Et puis voilà qu'on me le ramène en plein coma grenadique ! Pourquoi ne l'as-tu pas envoyé au gynécée dès ton retour au Sanctuaire ?

— C'est Burrhus qui a ordonné que tout le monde aille à la fête.

— Tu aurais dû le surveiller ! Le protéger !

Nakirée observa son fils endormit. El avait donc ingurgité du jus de grenade el aussi. Pourquoi Vélinel avait-el permis, voire ordonné cela ? Nakirée soupira, la poitrine endolorie par la colère. Vélinel, Garviel et leurs ouailles s'étaient enfuies en laissant Hémoée derrière eux. Comment ? Pourquoi ?

— Hémoée aurait dû être évacué, et toi aussi, dit Nakirée. 

Émersande se tendit. 

— Pourquoi faire ? Nous ne risquons rien ici. Miel a repris le trône qui lui revenait. La vie ici deviendra meilleure. 

Nakirée n'eut ni la force, ni l'envie, d'argumenter. El ne voulu qu'une chose, que son fils se réveille en bonne santé, et avec el, partir d'ici. Partir de Sicad, de Malkouth et revenir à la Chokmah. Là-bas, dans le royaume supérieur, el pétitionnerait le sommet des Interracs pour qu'els l'affectent ailleurs, n'importe où sauf ici. Un de ses collègues reprendrait le flambeau ici, subirait les manigances de Miel. Si tenté que Sicad existe encore d'ici là. Il ne fallait pas tarder. Hémoée serait surement triste, mais el intégrerait el aussi les Interracs et trouverait sa voie. Aller, on y va.  

— Réveillons-le, dit Nakirée.

— Non.

— S'el est ivre mort, nous n'avons qu'à utiliser un purgeon pour le remettre sur pied. Pourquoi n'as-tu pas appelé un médecin ?

— Les vertus sont déjà passées par ici, dit Émersande. Els ont fait ce qu'els ont pu. Mais el a besoin de repos pour se remettre.

Nakirée posa sa main sur la surface du lit-œuf. Réveille-toi, appela t'el à travers le réseau EL. Réveille-toi mon fils. Nous devons partir. 

L'esprit endormit, Hémoée ne donna pas signe de vie. Son hod était absent. Ne restait que le silence du sommeil, du yesod profond. Nakirée entra dans cet océan noir et y vit la horde dominant les cieux. Rhéa, la petite perle bleue, disparaissait au loin. Tu as vu. Tu as vu ce que j'ai vu.

— Réveille-toi, appela Nakirée à haute voix. 

Émersande s'agita révoltée, mais nerveuse.

Je ne peux pas partir sans toi, dit alors Nakirée à son fils, dans le réseau. Je ne suis rien sans toi Hémoée. Sans toi, sans ton courage pur, ton esprit affuté, je n'aurais jamais pu découvrir la vérité. Je ne suis qu'un idiot timide et passif. C'est toi le héros de cette histoire. 

Émersande appela les gardiens du gynécée. Les séraphins saisirent Nakirée sous les bras et sous les ailes et le trainèrent hors de la chambre. Le chérubin résista. Alors qu'els luttaient, les séraphins négligèrent de couvrir ses regards. Ainsi Nakirée vit. Les azohim allaient et venaient d'un pas pressé. Autour d'elles circulaient des vertus, des puissances et d'autres gardiens tous vêtus de blanc. Que des troupes de Burrhus, qui arboraient même le trident de Kether sur leurs habits. Tous portaient des caisses et des valises. Els semblaient préparer un voyage d'ampleur.

Au bout de quelques instants, les séraphins s'aperçurent de leur erreur et jetèrent une bâche noire sur Nakirée. Le chérubin se laissa porter et fut jeté dehors. 

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